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mpOC | Posté le 15 octobre 2020
Du 26 septembre au 3 octobre, s’est tenue à Malonne « La Semaine des possibles ». Le groupe Malonne transitionne avait organisé une série d’activités sur le thème de la transition : repair café, conférences, installations de boîtes à livres, balades nature, atelier zéro déchet, circuits vélo, café citoyen, concert, etc. Bref, une formidable et joyeuse dynamique ! Le mercredi 30 septembre a eu lieu la conférence d’Olivier De Schutter sur « Les freins psycho-sociaux aux changements ». En voici un bref compte-rendu réalisé par Anne De Muelenaere qui nous autorise à le publier. Merci à elle. L’entièreté de la conférence se trouvera bientôt sur le site de Malonne transitionne.
Pourquoi ne change-t-on pas ?
Anne De Muelenaere
Comment parler du climat ? Quels sont les freins et les leviers pour l’action ? Comment se fait-il que malgré l’inquiétude ambiante, la plupart des gens restent incapables de changement ?
Il existe un cercle vicieux entre l’attitude de la population et celle des politiques. Les dirigeants politiques prennent très peu de mesures sous prétexte que les gens « ne sont pas prêts à changer ». D’autre part, les personnes modifient peu leur comportement, car les normes et les lois ne les y poussent pas.
La mentalité générale peine à sortir du schéma économique classique qui envisage uniquement les flux entre les ménages et les entreprises et ignore totalement la fragilité de l’environnement et le fait que les ressources naturelles sont limitées.
Le livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens Comment tout peut s’effondrer a eu un gros retentissement et a produit l’effet d’un électrochoc pour certains. Néanmoins, depuis sa publication et celle des innombrables rapports et études des scientifiques, on constate que quasi tout continue comme avant. Malgré les engagements des États aux différentes COP, nous sommes actuellement en route vers un réchauffement non pas d’1,5° ou de 2°, mais de 3°, 4° ou même plus ! Ces annonces catastrophiques peuvent être contre-productives et avoir un effet démobilisateur. Certains acteurs ont tendance à fuir leur responsabilité envers l’écosystème et les générations futures (Hans Jonas, Le Principe responsabilité).
Il y a deux stratégies. La première est celle du « catastrophisme éclairé », c’est-à-dire décrire précisément ce qui pourrait arriver de pire. Cela peut provoquer un sursaut et éviter la catastrophe annoncée. La seconde, c’est celle du film Demain, où l’on montre que les prises de conscience et les alternatives existent et se mettent déjà en place. Le succès énorme de ce documentaire a montré qu’il répondait à une attente profonde des gens. Il a inspiré toutes sortes d’initiatives de transitions.
Néanmoins une grande partie de la population continue le business as usual sans trop se préoccuper des conséquences. Même Nicolas Hulot, dans une interview célèbre à France Inter, n’a pu donner d’explication à cette inaction généralisée. Mais il y a urgence à agir tous ensemble et pour convaincre, il faut comprendre ce qui motive ou démotive les gens.
« Les 8 lois de l’inertie »
Pour tenter d’expliquer pourquoi l’humanité n’opère pas ces changements radicaux essentiels à sa survie, Olivier De Schutter s’est tourné vers les neurosciences et l’approche de la psychologie sociale. Il nous présente ce qu’il appelle « les 8 lois de l’inertie ». Les voici en résumé :
1) La dissonance cognitive
2) L’ignorance des risques
3) Le biais d’optimisme
4) La compensation d’un acte vertueux par un acte non vertueux
5) L’effet de dotation : aversion à la dépossession
6) L’addiction à une vie « surdopaminée »
7) L’effet de témoin
8) L’effet de seuil
Loi n°1 : La dissonance cognitive
Nous déployons des trésors d’imagination pour réduire la souffrance causée par l’écart entre ce que nous savons et la manière dont nous agissons. Nous savons que le réchauffement climatique est là et qu’à terme, il nous menace nous, nos enfants et nos petits-enfants. Pourtant notre comportement reste le même en gros, nous continuons à consommer, ou à voyager de la même manière. Il y a une contradiction entre notre savoir et notre attitude. Cette dissonance provoque une souffrance, car l’être humain a besoin de cohérence personnelle. Aussi pour éviter ou réduire cette tension psychologique, on peut adopter plusieurs stratégies. Soit on justifie son attitude en minimisant l’impact que notre comportement peut avoir en réalité. Soit on minimise la gravité du réchauffement climatique ou encore on croit qu’il n’est pas dû à l’action de l’homme. Par conséquent, il n’y a pas lieu de se bouger pour améliorer les choses.
C’est exactement comme le fumeur qui sait qu’il risque de plonger un jour sa famille dans le malheur en mourant d’un cancer des poumons. Comme il ne veut pas arrêter de fumer, il trouve toutes sortes de prétextes pour réduire son incohérence, par exemple il va fumer des cigarettes légères ou minimiser la dangerosité du tabac.
Loi n°2 : L’ignorance des risques
Nous sommes programmés pour ignorer certains risques.
On ne comprend pas toujours très bien le langage des scientifiques et la manière dont nous saisissons leurs messages dépend de notre personnalité. Les risques sont perçus de manière différente par les individus. Une étude a montré que généralement les femmes ont une attitude plus altruiste et égalitaire et qu’elles ont tendance à mieux comprendre les informations et à mieux percevoir les risques. Les hommes, individualistes et occupant une position hiérarchique dans la société, se sentent mis en accusation par ces données et ont tendance à se protéger. Ils s’abritent derrière le doute qui subsiste. En effet, les rapports du GIEC, rédigés en langage scientifique évoquent toujours les choses en termes probabilistes (selon le GIEC, il y a actuellement 95 chances sur 100 que le réchauffement climatique soit dû à l’action humaine). Cela permet aux semeurs de doute de dire qu’il n’y a pas de certitude absolue et donc on continue et on ne change rien. Mais la réalité les rattrape parfois. En témoigne la photo du conseil communal de Venise envahi par les eaux alors que cette assemblée venait justement de refuser des budgets pour lutter contre la montée des eaux.
Les statistiques et les chiffres sont abstraits. Nous ne sommes vraiment conscients que lorsque les événements nous touchent directement. Exemple : lorsque les Brésiliens ont appris que Lula avait le cancer de la gorge suite à son tabagisme, les consultations sur Internet à propos des méfaits du tabac ont connu un énorme pic au Brésil. Pourtant les dangers du tabac sont connus de tous depuis longtemps. De même avec le Covid : si nous connaissons une personne atteinte, alors nous devenons beaucoup plus respectueux des mesures de précaution.
Loi n°3 : Le biais d’optimisme
Nous faisons preuve d’un excès de confiance dans notre capacité à trouver des solutions. Nous avons tendance à penser que notre niveau de technologie est tel que l’on trouvera toujours des solutions au problème du réchauffement climatique. Il suffit de faire confiance aux ingénieurs. Encore une fois, cette attitude serait surtout partagée par des hommes dans des situations de maîtrise. Certes, la technologie nous aidera, mais souvent elle n’apporte que des solutions partielles face à des problèmes complexes et interreliés. Gare aux apprentis sorciers qui risquent d’entraîner des effets plus dangereux que le mal qu’ils veulent combattre.
Ce biais d’optimisme peut être aussi induit par les discours et les engagements des États lors des dernières COP. Qui ne s’est pas dit « ouf, nos États prennent l’engagement de réduire leurs émissions, donc plus besoin de s’en faire ni d’agir à mon niveau. » ? Optimisme trompeur puisque jusqu’à présent les actes ne suivent pas les effets d’annonce. Avec l’effet collatéral d’une déresponsabilisation du public vis-à-vis du problème.
Loi n°4 : La compensation d’un acte vertueux par un acte non vertueux
« La réalisation d’un acte individuel moralement valorisable dans un domaine légitime des actes moins moralement valorisables dans d’autres domaines, par un effet de compensation morale. » Bien sûr les « petits gestes » ont leur importance : trier ses déchets, moins gaspiller, rouler en vélo, etc. Mais, si au bout de l’année, on prend l’avion pour aller au bout du monde, ou si l’on part tous les mois en city-trip, notre impact carbone est tout de même très élevé.
Loi n°5 : L’effet de dotation : aversion à la dépossession
Nous attachons plus d’importance à ce que nous possédons qu’à ce que nous pourrions gagner au changement. C’est l’effet de dotation. Nous sommes attachés à ce que nous possédons et nous avons une « aversion à la perte ». Autrement dit, nous ne voulons pas nous sacrifier (« revenir à la bougie » comme disent les détracteurs des écologistes). Mais, le changement c’est peut-être pour un mieux : une vie plus conviviale, un travail qui a du sens, une société plus sûre, plus humaine, un environnement plus sain, la biodiversité et la beauté du monde sauvées. Des scénarios d’économie bas carbone existent et il est tout à fait possible de les mettre en œuvre. Ils sont déjà testés dans différentes villes européennes. Parmi les nombreuses propositions, Olivier De Schutter relève un ensemble de 4 mesures qui réduiraient amplement nos émissions de CO2 : réduire de 50% la consommation de viande, économie de la fonctionnalité (stop à la possession de biens, oui aux biens partagés ou loués), réduction de 25% du temps de travail, revenir au niveau de transports aériens de l’an 2000.
Loi n°6 : L’addiction à une vie « surdopaminée »
La sérotonine est un neurotransmetteur qui est associé à l’état de bien-être et de bonheur et qui a un effet antagoniste à celui de la dopamine. Au contraire, la dopamine favorise la prise de risque et l’enclenchement du système de récompense. Selon Olivier De Schutter, nous sommes devenus accros à une vie « surdopaminée ». Il évoque les travaux de Robert H. Lustig sur le sucre (The hacking of the American mind) ainsi que ceux de Tibor Scitovsky (The joyless economy). D’après ces savants, les grandes entreprises ont tellement colonisé notre cerveau qu’il nous faut toujours plus d’excitations, des expériences de plus en plus fortes et des récompenses de plus en plus gratifiantes. Bref, il nous en faut toujours plus. Et le résultat, c’est que nous ne pouvons plus être heureux ! Nous confondons plaisir et bonheur, désir et envie. Travailler pour consommer, consommer pour se récompenser d’avoir travaillé. Nous pourrions réduire très fortement le temps de travail, mais, alors, dit Keynes en 1928, l’homme se retrouverait face à lui-même et à sa liberté de trouver un sens à son existence. Que voulons-nous vraiment ?
Loi n°7 : L’effet du témoin
Nous demeurons immobiles tant que d’autres peuvent agir à notre place.
Suite à l’affaire Kitty Genovese, les travaux en psychologie sociale ont montré que nous sommes moins enclins à nous mettre en mouvement si autour de nous les gens ne réagissent pas. On reste dans l’expectative en attendant que d’autres se décident, sans doute par peur de se démarquer. Mais si nous sommes seuls et que nous jugeons l’action nécessaire, nous entrons plus facilement en mouvement. Il faut être conscient de ce phénomène et savoir que si une personne entre en action, elle peut aussi très vite être suivie par d’autres. La force de l’exemple concret est très puissante.
Loi n°8 : L’effet de seuil
Les normes sociales peuvent basculer une fois un seuil franchi.
Les mentalités et les normes évoluent. On a constaté que lorsqu’environ 25% de personnes dans une société avaient changé, le reste de la société suivait. Il est à espérer que tous ces îlots de transition qui voient le jour un peu partout et qui forment déjà presque un archipel deviennent bientôt un continent.
« Quel a été l’accueil du gouvernement auplan Sophia dont Olivier De Schutter est un des signataires ? »
L’accueil a été assez favorable. Bien sûr, il reste des lacunes. Notamment :
1) le plan n’est pas budgétisé ;
2) il n’est pas précis quant aux différents niveaux de pouvoirs ;
3) il n’y a pas de plan d’action pluriannuel.
L’orateur souhaite que l’on ne privilégie pas certains aspects plutôt que d’autres qui sont tout aussi, sinon plus importants. Au niveau de l’agenda, certaines réformes devraient en précéder d’autres. Le timing est important et il espère que la cohérence sera respectée.
« Quel est le rôle des lobbies dans cette problématique du réchauffement climatique ? »
Les lobbies ont bien sûr un rôle considérable. En particulier, Olivier De Schutter relève le fait que les entreprises avancent des promesses. Elles seules seraient capables de résoudre les problèmes de climat et d’environnement. Il suffit de les laisser faire. De toute façon il n’y a pas d’alternative. Sans le dire, l’orateur ne leur accorde qu’une confiance limitée. Il fonde surtout ses espoirs dans la démocratie. Les forums citoyens, les assemblées, les initiatives de base, etc. sont essentiels pour que la population fasse entendre sa voix et que la politique s’exerce en fonction du plus grand nombre.
Cette approche psycho-sociale est très intéressante, car elle permet de décrypter certains freins psychologiques aux changements de comportement. En comprenant mieux ces mécanismes, on arrivera à surmonter les blocages intérieurs. Mais j’ai envie de dire qu’avec la crise du Covid, on est un déjà un pas plus loin. On ressent tous les effets des dérèglements climatiques dans notre vie personnelle. Il me semble que la préoccupation des gens est plutôt « Que faire ? » et surtout « Comment faire ? ».
N’oublions pas les freins externes au changement : le système socio-économique, les inégalités criantes, l’attitude conservatrice et séparatiste (1) des classes possédantes et des multinationales qui ont des moyens démesurés par rapport à leur légitimité. Il y a encore du pain sur la planche.
Mais les initiatives comme celle de Malonne transitionne sont réellement enthousiasmantes. Faisons confiance à l’intelligence collective pour nous en sortir tous ensemble. Allons-y !